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Faute Inexcusable : le Conseil Constitutionnel change la donne

Il n’y a pas que l’attrait de la nouveauté à l’origine de l’intérêt médiatique indéniable que suscitent les premières décisions du Conseil Constitutionnel qui interviennent dans le cadre des « questions prioritaires de constitutionnalité ».
Cette nouvelle procédure, initiée par le récent article 61-1 de la Constitution (il a été crée par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008) est une vraie révolution de notre système juridique puisqu’elle permet pour la première fois à des justiciables de contester la conformité à la constitution d’une loi déjà entrée en vigueur.
C’est l’occasion pour le public de toucher du doigt l’existence dans notre ordre juridique de nombreux textes contraires à la Constitution.
Quant au professionnel du droit, il se trouve désormais dans une situation où plus rien n’est certain.
Prenez la question des accidents du travail mettant en cause l’existence d’une faute inexcusable d’employeur par exemple.
C’est un sujet que j’avais évoqué au sein de précédents articles (ici et ) et que je connais bien pour le pratiquer assidument.
Or, le Conseil Constitutionnel, saisi le 10 mai 2010, par la Cour de cassation, d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative à la conformité à la Constitution des articles L. 451-1 et L. 452-1 à L. 452-5 du code de la sécurité sociale. (ceux là même qui étaient évoqués dans mes précédents articles auxquels je vous renvoie.) vient de jeter un pavé dans la mare à l’occasion de sa Décision N° 2010-8 QPC du 18.06.2010. [Lire la suite]

 

1- La situation préexistante

Avant de préciser ce qui change, il me parait plus simple de rappeler qu’en principe, le préjudice causé à un salarié du fait d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle est indemnisé par son régime de sécurité sociale qui lui verse :
  • des indemnités journalières afin d’indemniser son préjudicie temporaire jusqu’à sa consolidation ( i.e. la stabilisation de son état).
  • une rente « AT » s’il subit un handicap permanent
Il s’agit d’un mode d’indemnisation très particulier et bien différent de l’évaluation « poste par poste » appliqué dans les cas ou un préjudice corporel a une origine extérieure au travail.
Dans le cas ou ledit accident du travail ou la maladie professionnelle ont été causés par la faute inexcusable de son employeur ; la victime ou ses ayants droits peuvent en outre demander une indemnisation complémentaire qui se décompose de la manière suivante :
  • une majoration de la rente « AT » à son taux maximum
  • l’indemnisation des préjudices personnels de la victime énumérés par une liste limitative énoncée à l’article L 452-3 du Code de la sécurité sociale [cf]
Pour mémoire, la victime ne peut selon ce texte solliciter devant le Tribunal des Affaires de sécurité Sociale que la réparation des seuls :
 
  1. souffrances physiques
  2. souffrances morales
  3. préjudice esthétiques
  4. préjudice d’agrément
  5. préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle
Ne perdez pas plus de temps à mémoriser cette liste ; c’est elle qui vient précisément d’être remise en cause par la Conseil Constitutionnel.
 

2- Le problème soumis au Conseil Constitutionnel et sa réponse

Dans le cadre de la QPC concernée les demandeurs soutenaient :
que les dispositions des articles L. 451-1, L. 452-1 à L. 452-5 du code de la sécurité sociale, qui font obstacle à ce que la victime d’un accident du travail obtienne de son employeur, déclaré pénalement responsable par la juridiction correctionnelle, la réparation de chefs de préjudice ne figurant pas dans l’énumération prévue par l’article L. 452-3 du même code, sont contraires au principe constitutionnel d’égalité devant la loi et les charges publiques énoncé aux articles 1er, 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ainsi qu’au principe selon lequel tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, découlant de l’article 4 de ladite Déclaration ;
En termes simples et clairs, les demandeurs souhaitaient « faire sauter » la limitation des préjudices indemnisables afin de pouvoir former des demandes pour les postes de préjudice qui sont pourtant exclus par la loi.
 
A cette question, le Conseil Constitutionnel a précisément répondu la chose suivante :
Considérant, en outre, qu’indépendamment de cette majoration, [celle de la rente AT] la victime ou, en cas de décès, ses ayants droit peuvent, devant la juridiction de sécurité sociale, demander à l’employeur la réparation de certains chefs de préjudice énumérés par l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale ; qu’en présence d’une faute inexcusable de l’employeur, les dispositions de ce texte ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, faire obstacle à ce que ces mêmes personnes, devant les mêmes juridictions, puissent demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale.
La Conseil Constitutionnel estime donc que tout préjudice doit ouvrir droit à la victime d’en demander réparation à l’employeur et formule par suite une réserve relative à l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale.
 
–  en fait ce que je pense c’est que le Conseil Constitutionnel boit, vraiment. 

3- Les Conséquences de cette Décision

1- La réserve formulée par le Conseil Constitutionnel est d’application immédiate à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de sa décision.
Cela signifie qu’en l’état de cette décision, il appartient désormais aux Juridictions saisies de demandes de reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur de vérifier si les préjudices subis par une victime sont ainsi réparés. 

2- Sans remettre en cause le monopole de compétence du Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale en matière de demande de reconnaissance de faute inexcusable, le Conseil étend le pouvoir d’appréciation de cette juridiction à des postes de préjudice qui n’avait jusqu »ici vocation à être évoquées devant la juridiction de droit commun qu’est le Tribunal de Grande Instance. 

3- Plus important, et puisque le fondement de la réserve retenu par le Conseil est le principe de responsabilité qui oblige « celui par la faute duquel » le dommage est arrivé à le réparer, il apparait que la Décision reconnait un droit à la victime de « demander à l’employeur réparation ».
Or, dans le cadre des articles L 452-1 à 5 du code de la sécurité sociale,la victime est en pratique indemnisée par la sécurité sociale, qui récupère ensuite les sommes versées à la victime sous la forme d’une majoration des cotisations accident du travail de l’employeur.
La décision du Conseil n’impose pas que ce dispositif soit étendu à l’ensemble des préjudices subis par la victime.
Celle-ci et ses ayants droits ne se voient donc pas accorder le bénéfice d’une créance plus large sur la sécurité sociale, mais bien un droit « de demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages ».  

4- Enfin, faute de se prononcer sur ce point, le Conseil laisse à l’appréciation souveraine des juridictions saisies de demandes de reconnaissance de faute inexcusable la charge de déterminer quels sont les préjudices complémentaires dont la victime d’un accident peut demander la réparation.
C’est cette dernière question qui risque de soulever en pratique d’énormes difficultés.
Dès lors que la limite fixée par l’article L 452-3 du code de la sécurité sociale ne trouve plus à s’appliquer, l’enjeu financier des demandes de reconnaissance de faute inexcusable de l’employeur s’en trouve singulièrement accru.
Cela signifie que les employeurs (et le cas échéant leurs assureurs) auront plus encore intérêt à discuter au plus serré le montant accordé à la victime pour chaque poste de préjudice.
Se posera en outre la question de l’étendue du préjudice qui est effectivement réparé par les indemnités journalières et la rente AT.
Puisqu’il ne saurait être question d’indemniser deux fois la victime au titre du même préjudice, il me semble par exemple que celle-ci ne devrait en principe pas pouvoir bénéficier de la moindre réparation au titre de sa perte de gains professionnels actuels ou futurs.
Mais il y a pourtant fort à parier que de telles demandes seront formulés devant les Tribunaux…
En somme, le Conseil Constitutionnel vient de rebattre les cartes d’une matière dont le périmètre semblait jusque là bien défini.
Certes, la matière n’en devient pas pour autant une « Terra Incognita » mais se posent à présent de nombreuses questions de droit qui devraient donner bien du fil à retordre aux praticiens avant d’être progressivement éclaircies par la Cour de cassation.
Là décision peut se lire en intégralité ci-dessous
(cliquez sur « fullscreen » pour agrandir)
 
 
Pour aller plus loin :

PS : cet article a aussi été publié sur le site professionnel du Cabinet où je travaille. (duplicate content mon amour !)

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